Etude pour un diner

Dans cette œuvre fulgurante de Ludovic Simon, la table est dressée mais les masques sont fondus. Une longue tablée de convives en costume, anonymes et serrés comme des soldats de carton-pâte, est saisie en pleine fête — ou plutôt, en pleine décomposition d’une fête.

À première vue, c’est une scène banale de banquet ou de diner, qui se passe probablement dans les années 60 : papier peint à motifs, vin rouge dans les verres, nappes blanches, cravate de rigueur. Mais l’artiste n’a que faire du confort rétro. Il attaque la surface, dissout les visages, déchire les silhouettes. Il repeint la mémoire au couteau.

Les visages sont barbouillés, griffés, niés. Le regard glisse d’un convive à l’autre sans parvenir à accrocher un seul trait humain. Tous sont réduits à l’état de marionnettes muettes, comme si une immense main invisible avait écrasé leur individualité sous une même couche de blanc sale et de rose criard. À chaque fois qu’un sourire tente d’émerger, il est ravalé, tordu, rendu suspect.

L’arrière-plan — un papier peint saturé de formes oblongues rouges — palpite comme un signal d’alarme. Il est plus vivant que les invités eux-mêmes. Et c’est bien là que réside le tour de force : dans cette inversion macabre où le décor semble respirer, pendant que les Hommes s’effacent.

Il y a dans cette œuvre une dimension chorale mais aussi carcérale. Le spectateur devient voyeur d’un rituel figé, d’une célébration vidée de sens, où l’uniformité remplace le lien, où le collectif devient oppressant. Ce n’est plus une fête, c’est une mise en scène sociale en train de s’écrouler sous le poids de sa propre absurdité.

Ce que Ludovic Simon donne à voir ici, c’est peut-être l’agonie d’un monde ancien : celui des convenances, des repas du dimanche, des sourires forcés. Et derrière cette façade lézardée, une question glaçante : qu’est-ce qui reste de nous quand les visages fondent ?

— www.singulart.com